APRES GIDE, DONNONS LA PAROLE A ARAGON

Publié le par David L'Epée

Après avoir, hier, donné la parole à André Gide qui nous a présenté un réquisitoire sévère contre le réalisme socialiste dans les arts, laissons, par souci d’équité, s’exprimer l’opposition. Elle s’exprimera par la voix d’Aragon, resté quant à lui fidèle jusqu’à la fin au PCF et au soutien à l’URSS. Dans un texte intitulé La Souris Rouge datant de 1933, il évoque, sans le nommer, ce que devrait être la poésie réaliste-socialiste en s’attaquant à la poésie bourgeoise et aux imposteurs de la fausse poésie prolétarienne.

 

Entre Gide et Aragon, je vous laisse faire votre choix...

 

 

Pourtant, cette nécessité sociale de la poésie, confusément, se fait sentir, et dans les cadres du système économique, les thèmes de la vie ouvrière et paysanne, parfois même de la lutte ouvrière et paysanne, pénètrent la poésie de certains écrivains en prose ou en vers. Toutes considérations de talent mises à part, pour le plus grand nombre, ces poètes sont souvent des bourgeois plus avisés ou des ouvriers d’origine qui à des fins bourgeoises exploitent une couleur locale dans les classes sinon dans l’espace. Leur refus catégorique, et haut proclamé, de se plier à des mots d’ordre aboutit à de petites revues style Prolétariat où fleurit la poésie humaine, trop humaine, de l’incomparable de Man, qui n’est pas seulement un écrivain grotesque, mais aussi un ennemi du prolétariat. Et dans cette même revue, nous trouvons un poème de Francis André, un poème à thème paysan.

 

Ce n’est pas ici que nous attarderons à ce qu’il y a de rabâché dans ce poème, dans le genre Angélus de Millet. Mais il nous importe de prendre les poèmes par le fond, fussent-ils surréalistes, fussent-ils populistes. Un tel poème se résume, et ne se critique pas.

 

Le poète rentrant la dernière charrée de blé constate la beauté des champs et des forêts mais se demande qui achètera le blé dont on fera du pain qui ne sera pas pour tous. Il se demande à quoi bon travailler. Il se plaint de ne plus savoir pour qui il travaille alors que monte en lui l’afflux des sèves du passé dont la montée englue sa pensée. Voyant que d’autres s’en vont comme lui, le poète a honte de lui-même, et se dit qu’il ne faut pas douter de l’avenir puisque toutes les choses qu’il faut sont là, et qu’en étreignant son enfant, il aura dans ses mains pleines de sa chair chaude « des plaines, des forêts, des blés lointains qui chanteront, des pays, des années, et l’infini des hommes. »

 

C’est là tout. Et il faut se demander pour qui sont écrits de tels poèmes. Pour les paysans ? On peut répondre que non. Alors qu’est-ce qui donne le droit à l’auteur d’exproprier les paysans de la thématique paysanne ? Qu’est-ce qu’il fait en s’emparant de celle-ci sinon ce que fait le minotier accapareur de blé ? S’il ne fait pas ici, à défaut de parler pour elle, les affaires de la paysannerie pauvre, il fait celles de la paysannerie riche, de la bourgeoisie.

 

C’est ainsi que sur des thèmes paysans ou ouvriers, c’est tout un, une certaine catégorie de poètes jouent le rôle de la social-démocratie sur le plan politique. Ils ne font plus des cendriers pour banquiers, ils font des bronzes d’art pour les bureaux de patrons. Vous savez, l’ouvrier qui s’appuie sur son marteau, avec des muscles, et une expression loyale, qui se trouve sur la cheminée devant laquelle le directeur d’usine refuse d’écouter les délégués des grévistes ? [...]

 

Mais si le mot a cours, qu’en est-il de la chose qu’il couvre ? La poésie révolutionnaire est-elle une simple vue de l’esprit, une sorte de confus désir qui se réalise dans l’avenir, un but vers lequel la poésie tout court tend sans l’atteindre ? Curieuse conception, qui suppose au mot « révolutionnaire » une application verbale sans contenu !

 

Non, le mot suit la chose et non la chose le mot. La poésie révolutionnaire est le produit de l’époque révolutionnaire. Les cygnes ambitieux du Parnasse contemporain m’en voient désolé : il n’est pas vraisemblable que les révolutions soient le produit de la poésie révolutionnaire. Il faut se faire à cette idée, sans avoir d’attaque de nerfs, messieurs. Donc la poésie révolutionnaire existe à l’heure qu’il est, et c’est une tout autre affaire de savoir si elle vous plaît. Elle existe, et elle dépasse les cadres nationaux des poésies antérieures. [...]

 

La naissance d’une poésie révolutionnaire de classe a pour effet premier de ranger définitivement dans l’arsenal ou dorment l’abbé Delille et Verlaine, les plus éclatantes trouvailles poétiques qui perdent leur sens à la façon de ces merveilles d’orfèvrerie qu’on peut voir aujourd’hui dans le musée du Kremlin. Natures mortes, natures mortes ! La grande révolution de la peinture dans les premières années de ce siècle n’a-t-elle pas été de s’en prendre à des guitares, et non plus à des pommes ?

 

Et la poésie moderne en est là : à ne pas reconnaître que le désespoir, les femmes nues, le rêve, les météores, les boules de neige, le papier mâché, les pianos volants, les robes de sentiments, les armures, les cristaux, les fougères, les allées et venues de sphynx sur les belvédères de l’imagination, la symbolique de la sexualité, le crime, la magie à dormir debout, tout jusqu’à ce cri du coeur si ressemblant que le passant s’arrête, n’a que pomme, clair de lune, Tircis, migonne-allons-voir-si-la-rose, et-voici-des-fruits-des-fleurs-des-feuilles-et-des-branches. Assez ! Assez !

 

...Avancez et parlez sur le sujet de la Révolution  ; nous désirons savoir ce que diable vous pourrez dire.

                                            

Vous pouvez lire ce texte dans son intégralité dans le recueil d’Aragon « Le Mentir-Vrai », 670 pages,  paru chez Folio en 1980.

Publié dans littérature

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