ANDRE GIDE CONTRE LE REALISME SOCIALISTE

Publié le par David L'Epée

Dans Retour d’URSS, le livre-choc qu’André Gide ramena de son voyage en Union Soviétique et qui le fit se désolidariser définitivement du régime stalinien (et du même coup ostracisé par le PCF), il livre une réflexion intéressante sur l’art et sur le danger que couraient les artistes russes s’ils se laissaient guider uniquement par les impératifs du réalisme socialiste :

« Le triomphe de la révolution permettra-t-elle à ses artistes d’être portés par le courant ? Car la question se pose : qu’adviendra-t-il si l’Etat social transformé enlève à l’artiste tout motif de protestation ? Que fera l’artiste s’il n’a plus à s’élever contre, plus qu’à se laisser porter ? Sans doute, tant qu’il y a lutte encore et que la victoire n’est pas parfaitement assurée, il pourra peindre cette lutte et, combattant lui-même, aider au triomphe. Mais ensuite… [...]

 

Tombait sous l’accusation de formalisme tout artiste coupable d’accorder moins d’intérêt au fond qu’à la forme. Ajoutons aussitôt que n’est jugé digne d’intérêt (ou plus exactement n’est toléré) le fond que lorsqu’incliné dans un certain sens. L’œuvre d’art sera jugée formaliste dès que pas inclinée du tout et n’ayant par conséquent plus de « sens » (et je joue ici sur le mot « sens »). [...]

 

Le grand nombre, et même composé des éléments les meilleurs, n’applaudit jamais à ce qu’il y a de neuf, de virtuel, de déconcerté et de déconcertant, dans une œuvre ; mais seulement à ce qu’il y peut déjà reconnaître, c’est-à-dire la banalité. Tout comme il y avait des banalités bourgeoises, il y a des banalités révolutionnaires ; il importe de s’en convaincre. Il importe de se persuader que ce qu’elle apporte de conforme à une doctrine, fût-elle la plus saine et la mieux établie, n’est jamais ce qui fait la valeur profonde d’une œuvre d’art, ni ce qui lui permettra de durer ; mais bien ce qu’elle apportera d’interrogations nouvelles, prévenant celles de l’avenir ; et de réponses à des questions non encore posées.

 

Je crains fort que quantité d’œuvres, toutes imprégnées d’un pur esprit marxiste, à quoi elles doivent leur succès aujourd’hui, ne dégagent bientôt, au nez de ceux qui viendront, une insupportable odeur de clinique ; et je crois que les œuvres les plus valeureuses seront celles seules qui auront su se délivrer de ces préoccupations-là. Du moment que la révolution triomphe, et s’instaure, et s’établit, l’art court un terrible danger, un danger presque aussi grand que celui que lui font courir les pires oppressions du fascisme : celui d’une orthodoxie. L’art qui se soumet à une orthodoxie, fût-elle celle de la plus saine des doctrines, est perdu. Il sombre dans le conformisme. Ce que la révolution triomphante peut et doit offrir à l’artiste, c’est avant tout la liberté. Sans elle, l’art perd signification et valeur. »

Publié dans littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article