« FRERES DANS LE SANG ET COMPAGNONS DANS LE CRIME »

Publié le par David L'Epée

Voici la deuxième partie du journal de Norman Bethune sur le front de la guerre sino-japonaise, dont vous avez pu le lire le début dimanche passé.

 

La lampe à l’huile bourdonne au plafond comme une ruche incandescente. Plancher de terre. Murs de terre. Lit de terre. Carreaux de papier blanc. Odeur de sang et de chloroforme. Le froid. Trois heures du matin, l’hiver, Chine du Nord, près de Lin-Tchou, avec la 8e armée de route. Des hommes, des blessures... [...]

 

Nous travaillons actuellement à Hou-Chia-Tch’ouan, un petit village d’environ cinquante maisons. Nous sommes à vingt lis (six milles et quart) du Fleuve Jaune, sur la rive droite, et à soixante-quinze milles au sud de la Grande Muraille. Le pays est montagneux et sauvage. De Mi-Chi, où la route se termine, nous sommes venus à pied, avec treize mules qui portaient notre équipement. La meilleure journée, nous avons parcouru vingt-cinq milles. Il nous en a fallu six en tout. La région est dépourvue d’arbres sauf au fond des vallées où poussent quelques saules. Il y a ici 175 blessés que nous avons répartis dans les maisons. C’est ce que l’on appelle ici un «hôpital». Vous pleureriez de les voir, étendus sur les kangs de brique, avec un peu de paille seulement comme matelas. Aucun n’a de couvertures, certains n’ont même pas de drap. Il fait si froid la nuit que nous sommes contents d’avoir nos sacs de duvet pour dormir. Les blessés sont couverts de poux. Ils n’ont tous qu’un seul uniforme, qu’ils ont sur le dos et qui est sale de toute la crasse de neuf mois de guerre. Les pansements ont été lavés si souvent qu’ils tombent en lambeaux. Trois des hommes, dont l’un a perdu les deux pieds par suite d’engelures qui se sont gangrenées, n’ont pas de vêtements du tout. Ils n’ont qu’un drap pour se protéger. Et ils n’ont à manger que du millet bouilli. Tous sont sous-alimentés et anémiques. La plupart meurent lentement de malnutrition et d’infection. Beaucoup sont atteints de tuberculose. [...]

 

Cet homme vit-il encore? Oui. Théoriquement, il vit. Intraveineuse saline. Peut-être les innombrables cellules minuscules de tout son corps se rappelleront-elles la mer chaude, l’habitat originel, la première nourriture. Leur mémoire vieille de millions d’années se souviendra d’autres océans, d’autres marées, et de la vie qui éclôt entre le soleil et la mer. Et lui. Retrouvera-t-il son mulet, la route d’autres moissons, les cris de fête ? Non. Il ne courra plus au flanc de son mulet. Court-on sur une seule jambe ? Assis, il regardera courir les autres. A quoi pensera-t-il ? A ce que nous penserions, vous et moi. Ne vous apitoyez pas. La pitié dévalue le sacrifice. Ce qu’il a fait, il l’a fait pour défendre sa Chine. Comme le corps est beau ! Qu’il est parfait dans toutes ses parties ! Quelle précision ! Il est fier, fort, obéissant, et terrible quand il est déchiré. La petite flamme de la vie vacille, baisse, puis meurt avec un sursaut. Comme une chandelle, sans bruit, gentiment. Elle proteste contre l’extinction, et se soumet. Une plainte, puis le silence.

 

D’autres ? Quatre prisonniers japonais. Amenez-les ! Dans ce couvent de la douleur, il n’y a pas d’ennemis. Coupez et enlevez ces uniformes trempés de sang. Arrêtez l’hémorragie. Couchez-les près des autres. Les voilà semblables, comme des frères. Ce ne sont pas des tueurs professionnels. Des amateurs en uniforme, seulement. Des mains d’ouvriers. Des ouvriers en uniforme. Fini. Six heures du matin. Dieu ! Qu’il fait froid dans cette pièce. Ouvrez la porte. Un mince et pôle trait de lumière se lève à l’Est, derrière la silhouette violette et lointaine des montagnes. Dans une heure Le soleil se lèvera. Au lit. Dormir. Mais le sommeil se refuse.

 

D’où vient cette cruauté, cette bêtise ? Un million de travailleurs japonais venus tuer ou mutiler en Chine un million d’autres travailleurs. Pourquoi l’ouvrier japonais attaque-t-il son frère et le force-t-il à se défendre ? Quel profit l’ouvrier japonais trouve-t-il dans la mort de l’ouvrier chinois? Aucun, bien sûr. Alors, nom de Dieu ! qui donc profite? Qui donc a donné à ces travailleurs japonais leur mission meurtrière? Qui en profite? Est-il possible qu’une poignée de richards réactionnaires puissent persuader un million d’hommes d’attaquer et de tuer un million d’autres hommes aussi pauvres qu’eux ? Pour accroître encore leur richesse ? Quelle supposition atroce! Et on aurait persuadé ces pauvres hommes d’envahir la Chine en leur disant la vérité ? Ils auraient refusé de venir s’ils avaient su la vérité. On n’a pas dit aux travailleurs qu’on voulait seulement des matières premières moins chères, de plus grands marchés, plus de profits. On leur à vendu cette guerre brutale au nom de «l’avenir de la race», de «la gloire de l’Empereur», de «l’honneur de l’État». Foutaises. Des foutaises !

 

Les guerres d’agression, les guerres coloniales, ne seraient-elles donc qu’un grand commerce ? Cela semble évident, même si les auteurs de ces crimes nationaux cherchent à dissimuler leurs véritables mobiles sous le drapeau des idéaux et des nobles abstractions. Ils font la guerre pour conquérir les marchés ; ils assassinent pour s'assurer les matières premières. Ils trouvent le vol plus lucratif que le commerce, la boucherie plus simple que le troc. Sur tout cela trône implacablement l’immonde dieu des affaires et du sang qui s’appelle Profit. L’argent, Moloch insatiable, réclame son profit, ses intérêts : il n’arrêtera devant rien pour satisfaire son vice, pas même devant le massacre de millions d’être humains. L’armée masque les militaristes, et les militaristes le capital et les capitalistes. Ils sont tous frères dans le sang, compagnons dans le crime. A quoi ces ennemis de l’humanité ressemblent-ils? Sont-ils marqués au front, qu’on les reconnaisse, qu’on les condamne et qu’on les chasse, comme des criminels? Bien au contraire. Cc sont les gens que l’on dit respectables. On les honore. Ils se disent, et on les croit, gens de bien. Ce sont les piliers de la société, de l’Église, de l’État. Le surplus de leur richesse, ils en font la charité. Avec les leurs, ils sont tendres et attentifs ... Mais menacez leurs profits et les voilà transformés en assassins sauvages, en brutes déchaînées, et bourreaux impitoyables. Les blessures, ce sont ces gens-là qui les font.

Publié dans littérature

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