JIRAI CRACHER SUR VOS TONGS
Une chose qui étonne au premier abord, pour qui ne connaît
Bruits de klaxons, disputes, invectives : j’entends tout depuis ma chambre, dont la fenêtre donne sur une rue très passante. J’ai remarqué que dans le bus, on se bouscule sans ménagement, et au vu de la densité de la population urbaine, le choix est simple : ou on joue la carte de la courtoisie et on laisse passer poliment les autres devant soi, ou on essaie d’avoir une place dans le bus par tous les moyens – car les deux options ne sont pas conciliables. Parfois, le conducteur du bus explique dans son micro qu’il faut laisser les places assises aux personnes âgées et aux handicapés ; c’est une directive gouvernementale, paraît-il. Le gouvernement dispense d’ailleurs gratuitement dans la population des cours de « bonnes manières », car la vie quotidienne tend un peu trop à ressembler à une foire d’empoigne. Mais il faut dire aussi que certains vieux sont bien trop fiers pour accepter qu’on puisse avoir des égards pour eux. Comme je proposais ma place dans le bus à une vieille dame qui semblait ne tenir debout que par la grâce divine – « Fu ren, 您要坐吗 ?» – elle déclina mon offre avec une grande fermeté, et j’eus beau insister, prendre un ton impératif – « 坐了!» – rien n’y fit.
Mais cela n’est rien ; le plus désagréable, pour qui n’y est pas habitué, ce sont les crachats. Pollution de l’air ambiant ou bourrasques chargées de sable en provenance de Gobi – je ne sais pas quelle en est la cause, mais les gens crachent tout le temps, et à grand bruit. Quand je dis cracher, le mot est gentil ; le terme populaire de « glairer » serait certainement plus proche de la réalité. Car ce n’est pas tant le crachat lui-même mais ses prémisses, longuement ruminées à fond de gorge, qui font frémir le voyageur non averti.
Le Chinois suspend son vol (car le Chinois vole) lorsqu’il sent monter et bouillonner en lui le crachat ; tout en faisant mine de poursuivre sa course inexorable vers un destin de lumière, il tend tous ses muscles, concentre ses énergies, catalyse ses chakras, et tout son corps est traversé par un bourdonnement sourd et annonciateur. Ce grondement menaçant est un signal donné aux quidams pour leur laisser le temps de s’écarter précipitamment. Puis vient le crachant à (proprement) parler. Mais le Chinois ne crache pas ; il expectore, ce n’est pas la même chose : ses poumons se contractent, sa cage thoracique se distend, sa glotte vibre, et tout son être physique et spirituel semble participer à un même mouvement, comme les rampes de lancement d’un missile avant sa mise à feu.
Les premiers jours, lorsque j’allais manger dans le réfectoire de l’Université, je m’asseyais à une table à l’extrémité de la salle, vers les lavabos, car c’est aussi là que se trouvait le diffuseur d’air conditionné. Mais j’ai vite remarqué que toutes les cinq minutes, il se trouvait un mitron ou un client (quand ce n’était pas le maître-queux lui-même) pour venir expectorer dans mon dos, dans les lavabos prévus à cet effet. La cuisine servie au réfectoire est savoureuse, mais ce genre de bruits apocalyptiques couperait l’appétit aux plus affamés. J’ai donc changé de place.
Je serais toutefois injuste en disant que ces pratiques un peu franches sont l’apanage de l’ensemble du peuple chinois ; je les ai surtout notées chez les gens entre la quarantaine et la soixantaine. Il est vrai que les plus jeunes sont sensiblement plus aimables, comme je l’ai noté plusieurs fois. Yiqi m'a expliqué que ces gens sont la génération qui a participé à la Révolution Culturelle et que ces mauvaises habitudes sont l’effet du désordre social et de la dissolution des écoles et de toutes les institutions qui prévalait alors. Toutefois, cette explication me laisse un peu sur ma faim : comment expliquer qu’une génération d’hommes et de femmes prétendument « mal élevés » aient pu mettre au monde et lâcher dans la société une génération si bien élevée ? Cela contredit tous les postulats de base de nos sociologues occidentaux.
Qu’en pensez-vous ?