LA SULFUREUSE VIE INTIME D’UN COUPLE RÉVOLUTIONNAIRE

Publié le par David L'Epée

Je vous ai présenté dimanche passé le roman Les Treize Pas, de l’écrivain contemporain Mo Yan. Pour vous donner une idée plus précise de ce livre et de son style, je vous en propose ici un passage.

                                                            

 

Il s’agissait d’une héroïne, une femme assez belle, qui n’était pourtant pas ouvrière à l’usine pharmaceutique, mais employée à la filature de la ville. Un incendie s’étant déclarée dans son entreprise, elle s’était courageusement sacrifiée pour sauver le bien de l’Etat. Son mari était un lieutenant de l’Armée de Libération. [...] Quand les journaux et la télévision se sont mis à porter aux nues l’ouvrière carbonisée pour avoir voulu sauver quelques bobines de fils, tous ceux qui avaient avec cette jeune héroïne, qui s’est sacrifiée pour la patrimoine national, un rapport quelconque, sont devenus des interlocuteurs recherchés par les médias. L’attention s’est bien sûr portée en premier lieu sur le lieutenant de l’Armée de Libération. Ses souvenirs de la jolie morte ont fait les délices de milliers de paires d’yeux et d’oreilles. Avec délectation, il faisait étalage de sa glorieuse douleur.

 

« Voici ce qu’elle m’a dit quand, pour la première fois, nous nous sommes rencontrés au bord de la rivière : quand le bien du peuple et du Parti sont en danger, il nous faut, comme le combattant révolutionnaire Jiang Xueqin, aller de l’avant en gardant la tête haute et le coeur ferme. Au cours de notre nuit de noces, épaule contre épaule, jusqu’à l’aube, ensemble nous avons étudié Servir le Peuple, ce splendide texte du Président Mao. Elle me faisait réciter En Souvenir de Norman Bethune et m’interdisait l’entrée de son lit si je me trompais d’un caractère... Souvent, elle ne gardait pas tout son argent sur elle. Par deux fois, elle a plongé dans la rivière pour sauver des enfants qui avaient perdu pied. »

 

Le mari d’une héroïne ne saurait mentir. Vérités d’acier à l’appui, il démontrait aux habitants de la ville un principe inébranlable : un héros a toujours été héroïque.

 

Si bien que lui aussi s’est transformé en héros. Il s’est mis à porter des uniformes tirés à quatre épingles, des souliers brillants comme la meilleure houille et à ganter ses mains d’un blanc tirant sur le bleu. Entre les universités, les usines, divers organismes et les écoles maternelles, il faisait la navette, rapportant à tous les faits et gestes exemplaires de son épouse, et ne cessant de s’améliorer. On en était au point où l’unité de travail qui ne l’aurait pas convié à venir donner une conférence se serait couverte de honte et attiré bien des ennuis. C’était pourtant la vérité : personne n’obligeait personne à l’inviter.

 

Debout dans le grand hall du “Joli Monde”, il s’est adressé à tout le personnel du funérarium. C’était déjà l’époque où il n’avait plus besoin que son cerveau dicte à ses lèvres, il disait ce qu’il avait à dire par la seule force de l’habitude. Quand il fallait pleurer, ses yeux se souvenaient de verser des larmes ; quand il fallait gémir, une plainte montait toute seule de sa gorge.

 

L’humanité a besoin de modèles à admirer : un pays sans héros n’est pas vraiment un pays, et les gens qui ne vénèrent pas les êtres d’exception ne sont pas tout à fait humains. Les employées des pompes funèbres étaient toutes en train de couver des yeux l’époux de l’ouvrière sacrifiée. Toutes, sauf Li Yuchan, qui, sous l’emprise de quelque force aussi irrépressible que le destin, ne voyait que le visage de la femme carbonisée. La salle sentait le cadavre grillé. Une odeur si puissante qu’elle vous aurait flanqué le vertige, tes oreilles sifflaient, ton ventre était gonflé de gaz, quand toutes ces petites filles se sont mises à pleurer, elles qui ne rêvaient que de combler le vide laissé par sa disparition, de se glisser sous sa couette et de s’imbiber contre le corps qu’elle avait enlacé d’un peu de son héroïsme...

 

(p. 116-117)

 

Mo Yan, Les Treize Pas, Seuil, 1995, 410 pages

Publié dans littérature

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