UN MATIN PLUVIEUX

Publié le par David L'Epée

Ce matin, il pleut ; c’est une bonne nouvelle. J’en profite pour éteindre la climatisation et sortir dans le jardin, où l’air est un peu plus frais que d’habitude. Il est presque sept heures ; je me rends au bord de l’étang non loin de mon immeuble (voir photos de la dernière fois). Mais en approchant, j’entends de plus en plus distinctement des rires et des chants. Qu’est-ce que cela peut bien être à cette heure ? Puis j’aperçois au bord de l’étang, rassemblés autour d’une petite table de pierre, la bande des étudiants du Kirghizstan occupés à finir une fête qui a dû être mémorable si j’en crois le nombre de bouteilles vides posées sur la dalle. En me voyant, ils me font signe et m’invitent à les rejoindre.

« Nous fêtons l’indépendance de la République du Kirghizstan, me dit un des fêtards d’une voix balbutiante dans un anglais de fin de soirée. Bois donc à la santé de la République ! » Et il me tend un verre de vodka – vodka russe, remarque-je tout de même avec ironie, alors qu’on fête justement la libération du joug soviétique… Je refuse d’abord (il n’y a pas une demi-heure que je suis levé) mais j’accepte finalement quelques gorgées pour ne pas froisser leur humeur patriotique.

Mon compagnon de chambre est parmi la bande ; je lui demande si c’est ainsi qu’il passe toutes ses nuits (je ne le vois jamais rentrer se coucher qu’au petit matin). Il me répond que c’est un mois faste pour les célébrations nationales, car outre l’indépendance, il y a la Constitution à fêter, ainsi que celle du Kazakhstan – « nos frères » dit-il en empoignant un de ses camarades en provenance de ce pays – qui, lui aussi, fête ces jours-ci son indépendance et sa république… Cela fait effectivement beaucoup de toasts, et les jours étant ce qu’ils sont – étouffants – la nuit reste le meilleur moment pour les porter. En face, de l’autre côté de l’étang, une patrouille de policiers passe en nous jetant des regards désapprobateurs. Comme je ne tiens pas à reprendre un verre de Gorbatchev – sûrement la vodka la moins chère, même en Chine – je laisse les fêtards clore leur banquet patriotique et je dirige mes pas un peu plus loin, vers un petit pavillon entouré d’une treille.

Il pleut toujours, mais très peu ; une ondée tiède qui rafraîchit tout de même et redonne un peu de vivacité aux espaces verts. Assis au bord de la treille, je regarde, comme chaque matin, les hommes et les femmes qui viennent faire leurs exercices de qi gong – du moins je crois que c’est du qi gong. Les gens arrivent les uns après les autres, généralement seuls, et entament des mouvements étranges dont je ne comprends pas la signification. Certains se contentent de marcher lentement en secouant leurs poignets ou en faisant des vagues avec leurs mains ; d’autres font quelque chose qui ressemble à des élongations ou des exercices d’assouplissement ; d’autres dansent en balayant l’air avec des éventails ou de petites raquettes marquées du symbole yin-yang. Tous accomplissent ces rites avec une grande régularité, l’air absent, et sans se soucier le moins du monde de ce qui se passe autour d’eux. C’est pourquoi il vaut mieux ne pas les croiser de trop près car ils pourraient vous gifler distraitement sans même s’en rendre compte…

Le plus étonnant est certainement ces vieilles femmes qui restent immobiles de longues minutes sur le gazon, puis qui rompent cette immobilité en poussant un cri perçant qui fait frémir tout le jardin – ou plutôt qui me fait frémir moi, car personne parmi les Chinois n’y prête attention, tout habitués qu’ils sont par ce train-train matinal. Je sursaute à chaque fois : qu’est-ce qui peut bien faire hurler de la sorte ces pauvres dames ?

Je repense à une discussion que j’avais eu avec Bo avant son départ pour la Mandchourie : il pensait que le Fallounne Ghongue (cette secte religieuse de plus en plus politisée qui tente de déstabiliser le régime par la subversion - j'ai déjà expliqué pourquoi je changeais l'orthographe de certains noms "sensibles") n’était pas aussi dangereux que beaucoup le pensaient, car malgré un grand nombre d’adhérents (plus de 80 millions), il ne se renouvelait pas car la relève était insignifiante parmi les jeunes. Ce qui n’est pas le cas du Parti, avait-il ajouté malicieusement… Et, en effet, assistant tous les matins à ces curieux rites, je remarque que les personnes de moins de quarante ans à pratiquer ces exercices sont très peu nombreuses. Peut-on juger sur cet échantillonnage ? Certainement pas, mais il semble que l’engouement spiritualiste, qui touche ici – comme en Europe – surtout la moyenne bourgeoisie, ne passionne pas la jeunesse outre mesure. Peut-être que la Chine n’a pas autant changé qu’on le dit ; peut-être qu’Hegel et sa dialectique matérialiste (passée au presse-purée marxiste bien entendu) n’ont pas encore trouvé d’adversaire à leur hauteur…

Publié dans mon quotidien

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