CE LIVRE QUI OFFENSE LES CHINOIS
Pour la deuxième fois de l’année, je me suis rendu cet après-midi à l’Arbre du Voyageur, la librairie du Centre Culturel Français de Pékin. Arrivé au bout de mes lectures francophones, il fallait urgemment que je me réapprovisionne si je ne voulais pas être condamné à feuilleter une énième fois Le Petit Livre Rouge ou je ne sais quel chapitre de Fairbank qui traînait encore quelque part. Comme mes expéditions dans cette enclave étrangère sont rares et que les prix y sont exotiques (car français), j’ai à nouveau dépensé près de cinq cent yuans rien qu’en livres de poches ! Mais cette librairie a l’avantage, outre d’être une des seules à Pékin à proposer des livres en français, de réunir un grand choix de littérature chinoise à l’attention des francophones, notamment les dernières nouveautés. Je me suis laissé convaincre par Lao She, Shan Sha, Kou Houng Ming, le dernier Lu Wenfu, quelques livres d’histoire chinoise – et un roman de Céline tout de même, car on ne se passe pas aussi facilement de littérature française.
Je n’ai pas pu m’empêcher de constater une nouvelle fois que, dans la fièvre de sinologie qui frappe depuis peu la nébuleuse agitée des ethno-socio-écono-polito-historiophiles occidentaux, on en venait à publier tout et n’importe quoi. Ce n’était pas une surprise, je l’avais déjà remarqué à maintes reprises dans les librairies suisses, mais ça m’a un peu consterné de voir qu’en plein coeur de Pékin, on pouvait faire venir en grandes quantités n’importe quelle élucubration de charlatan, n’importe quel brûlot tendancieux, et tout cela ne répondant jamais qu’à un seul mot d’ordre : diffamer
Le fait est que la pensée unique au sujet de
Cela me rappelle une scène à laquelle j’ai assisté la semaine passée. Je me trouvais dans un café-librairie de Wudaokou (le café-librairie est une formule très à la mode à Pékin). Alors que je révisais mes leçons devant une tasse du thé de la maison, j’ai remarqué à la table d’à côté un étudiant étranger qui lisait un gros volume, l’air très captivé. Curieux, j’ai jeté un oeil sur la couverture pour voir de quoi il s’agissait : c’était une édition anglophone du Mao de Jung Chang et Jon Haliday. Pour ceux qui le connaissent, ce best-seller écrit par une Chinoise exilée aux Etats-Unis et son mari américain, a connu un gros succès en Occident. Plus de six cent pages particulièrement indigestes à travers lesquelles les auteurs s’échinent à dresser le portrait le plus abject, le plus hideux, de Mao et de son entourage, offrant par là même au public occidental ce qu’il a envie d’entendre – ce qu’on lui a appris à entendre et à reconnaître comme la vérité sur
Comme tout sinophile curieux, j’avais entrepris de le lire. J’avais renoncé avant d’avoir atteint la fin, écoeuré par ce mélange obscène de calomnies, de réécritures de l’histoire et de déversements de haines personnelles, le tout entrecoupé de considérations aussi outrées qu’incongrues sur les moeurs sexuelles des Mao, considérations qui n’apportent aucune lumière sur les événements mais assurent la dose d’anecdotes croustillantes nécessaires au succès en librairie. Il est dommage que Jung Chang se soit laissée aller à ces facilités et à cette basse propagande, car son précédent livre, Les Cygnes Noirs, que j’avais beaucoup apprécié, était d’un tout autre acabit. Ce récit autobiographique, d’un intérêt historique réel cette fois, racontait l’histoire de ses parents, pionniers révolutionnaires, et de sa jeunesse tourmentée à travers les crises successives traversées par le pays ; cet ouvrage n’était certes pas toujours tendre avec le Parti Communiste, mais au moins il faisait la part des choses et ne se laissait pas aller à des attaques irationnelles et déplacées. Mais le Mao de Jung Chang, c’est un pavé de haine vociférante et inassouvie, un exorcisme malsain dans lequel elle essaie d’expectorer ses vieux démons, recrachant toutes les frustrations dont elle a pu être victime durant
Toujours est-il qu’ici, au coeur de Pékin, dans ce café-librairie du quartier des universités, quelqu’un lisait, ostensiblement, en public, ce livre sulfureux, et devant les yeux de plusieurs Chinois qui auraient été en droit de considérer cela comme une provocation, voire comme une offense à leur histoire. J’étais moi-même mal à l’aise et j’hésitais à en toucher un mot à cet étudiant. Mais au moment où je me faisais ces réflexions, j’ai vu un Chinois d’une trentaine d’années avancer dans notre direction et s’arrêter devant la table de cet étudiant étranger. Il l’a salué poliment, lui a désigné son livre et lui a dit à ce sujet ...à peu près ce que je viens de dire ! Comme l’étudiant ne comprenait pas, le Chinois a articulé quelques mots dans un anglais approximatif : « very bad book... not seriously... infame... diffamation... » Puis il est reparti après avoir pris congé, tout aussi poliment.
J’ai été étonné de voir que quelqu’un en Chine avait connaissance de l’existence de ce livre et de son contenu (car il n’avait évidemment pas été publié ici) mais aussi très satisfait d’assister à cette réaction, que je qualifierais de civique. Au moment de partir, pour ne pas laisser l’étudiant étranger trop désemparé et comme il avait bien le droit tout de même de s’intéresser à Mao, j’ai laissé un billet sur sa table, sur lequel j’avais inscrit les références d’une autre biographie, plus fiable et moins polémique – celle de Han Suyin.
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