COMPLAINTE D’UNE FOLLE

Publié le par David L'Epée

Texte d’un dazibao anonyme, vraisemblablement écrit par une étudiante, exprimant de manière sombre et poétique l’émotion ressentie à Pékin après la sanglante répression sur la Place Tiananmen

 

Des jours entiers, cachée dans la boîte Chine, j’ai lavé les langes du bébé pendant des millénaires.

 

Maintenant, je déploie ma propre chair et la martèle en une lame de métal pour défigurer la face du monde, les faces de ces hommes.

 

Chine, un père meurtrier de ces fils, cette nuit, a deshonoré sa fille, Chine, Chine, Chine !

 

Un cercueil vivant. J’ai partagé en vain nos sépultures pendant des millénaires. Les mousses, comme des moisissures, ont envahi mon corps.

 

Ce pays, cadavre refroidi, part à vau-l’eau. Mon corps nu s’est trempé dans les flots du Fleuve Jaune et du Yangtsé comme dans un sang versé, pendant des millénaires.

 

Ils ne parviennent pas à purifier ma peau. Je m’étends sur mon lit. Je me caresse et me tourmente, en pleurs.

 

Chine, ces hommes qui arborent une mine grave, toujours me déçoivent.

 

Pendant des millénaires, je fus seule à sortir de ce cercueil vivant, à briser les ténèbres, à quitter l’ennui et la mort qui partout règnent.

 

Mes yeux noirs, cheveux noirs, vêtements, jupes noirs, pieds noirs, âme noire, noir...

 

Mes gants sont blancs, pourtant. Ces deux mains blanches peuvent tuer nos pères.

 

Je suis une Chinoise hystérique...

 

Et alors ? la première folle...

 

Au coeur de la nuit, de chez moi je sors en courant, j’abandonne mon mari.

 

Et alors ? Je suis une folle déshabillée, toute nue.

 

Debout dans un arbre, à chercher le soleil.

 

Dans l’assemblée de tous les hommes je vote non. Et alors ?

 

Un pays : des paysans partout.

 

Un pays : partout des citadins médiocres.

 

Un pays : des bureaucrates partout.

 

Tant de guerres, une histoire antique, et le temps, ne leur ont apporté aucun salut.

 

Au carrefour de la mort, dans les entrailles de la terre,

 

Il passe d’un esclavage à l’autre.

 

Ces bras qui renoncent à se mouvoir finissent par tomber comme des rideaux.

 

Et virent aux végétaux.

Publié dans mémoire

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